Questions pour les élèves : Qu’est-ce que les médias vous disent de votre monde ? Estimez-vous parfois qu’il y a une différence entre ce que les médias disent de votre monde et ce que vous en connaissez par la « vraie vie » ? Pensez-vous qu’un journaliste puisse être complètement objectif ?
Sans aller jusqu’à parler nécessairement de désinformation, on peut dire que l’information que nous livrent les médias est loin d’être une reproduction brute de la réalité. Que l’on parle d’évènements internationaux ou de faits de société, cette information n’est jamais totalement objective. Elle est toujours le résultat d’une interprétation par les médias qui la diffusent.
En effet, la construction de l’information est conditionnée par un certain nombre de facteurs.
Il y a, tout d’abord, les conditions de production de l’information, qui incitent notamment une rédaction à sélectionner parmi une multitude de faits ceux qui lui paraissent susceptibles d’intéresser son public cible. D’autre part, le journaliste est également influencé par un certain nombre de catégories de jugement acquises en tant que membre d’une société dans laquelle il a grandi. Ce n’est qu’à travers son regard qu’un fait prend du sens et devient une info. Enfin, cette construction dépend aussi des choix opérés par un média dans la mise en forme de son discours (angle, genre, rubrique,…)
L’agenda médiatique et la loi de la proximité journalistique
Un des principaux critères intervenant dans la sélection d’un fait est la « loi de la proximité journalistique ». D’après ce principe, un événement ne serait susceptible d’intéresser le public que dans la mesure où il se déroule dans un contexte géographiquement ou émotionnellement proche de lui. On parle aussi de la loi du « mort au kilomètre ». C’est-à-dire qu’un décès dans le village d’à côté sera souvent plus vendeur qu’un massacre de masse à l’autre bout du monde.
Avant le génocide, le Rwanda, petit pays du fin fond de l’Afrique, était fort peu connu des médias occidentaux et de leur public. Ceci explique pourquoi, dans les premiers jours des massacres, il n’a pas été très présent dans l’actualité internationale, à l’exception des médias français et belges dont les États étaient profondément impliqués dans les évènements. Obéissant à cette « loi », c’est donc tout d’abord à travers une perspective nationale que les médias de ces deux pays ont abordé le génocide des Tutsi du Rwanda.
La couverture du génocide par les médias occidentaux a fait l’objet de plusieurs analyses, notamment de la part de Sophie Pontzeele, chercheure en sciences sociales, qui y a consacré une thèse de doctorat.
Se concentrant sur l’étude de la couverture proposée par les quotidiens belges et français, elle montre que deux épisodes précis du génocide ont été privilégiés par ces journaux qui en ont fait des évènements médiatiques. Pour la Belgique, il s’agit de la mort des dix Casques bleus, survenue début avril, aussitôt suivie par le retrait des troupes belges du Rwanda. Pour la presse française, c’est le lancement de l’Opération turquoise vers la fin du mois de juin.
Par ailleurs, la position de la Belgique en tant qu’ancienne puissance coloniale au Rwanda explique un plus grand intérêt manifesté à l’égard de cette actualité et une meilleure connaissance du pays de la part des journalistes « spécialistes de l’Afrique » qui leur a permis de comprendre plus tôt que leurs collègues le caractère génocidaire des massacres qui s’y déroulaient.
Cependant, malgré cette familiarité avec le contexte de la crise rwandaise, dans la presse belge, la mort des dix Casques bleus et le retrait des troupes belges ont été traités essentiellement sur un mode émotionnel et subjectif, sans trop s’attarder sur l’analyse des conséquences de la décision prise par le gouvernement belge de retirer ses troupes du Rwanda. Ce mode de traitement a pu faciliter l’acceptation quasi unanime de cette décision auprès de l’opinion publique belge, même si elle s’est avérée désastreuse pour les Rwandais.
Le choix et le poids des mots
Un autre élément qui joue un rôle important dans la construction d’une information, ce sont les schémas de pensée intériorisés par le journaliste. Même si, par professionnalisme, ce dernier évite d’interpréter la réalité à travers ses opinions personnelles, qu’il tend à l’objectivité, le regard qu’il va poser sur le réel ne sera jamais neutre. Il sera toujours orienté par les grilles de lecture du monde qu’il a intégrées via l’endroit où il a grandi, l’éducation qu’il a reçue, la classe sociale dont il fait partie,…
Clip hilarant (mais en anglais) sur les idées reçues persistantes des Occidentaux à l'égard de l'Afrique.
Par exemple, la conception que beaucoup d’Occidentaux ont de l’Afrique renvoie à une vision peu heureuse, faite d’une intense pauvreté, de famines, de maladies, de sécheresses et de guerres basées sur des conflits ethniques. Cette perception stéréotypée largement répandue influence malheureusement le traitement médiatique des crises se déroulant sur ce continent. Le discours médiatique a donc pour effet de renforcer les stéréotypes plutôt que de les déconstruire.
Dans le traitement de la crise rwandaise, dans les premiers jours qui ont suivi l’attentat du 6 avril 1994, la plupart des quotidiens belges et français ont publié des articles où les massacres apparaissaient comme une nouvelle manifestation d’un vieil antagonisme « ethnique » ou « tribal ».
Cet élément est également relevé par l’analyse de Sophie Pontzeele qui cite notamment un article du Figaro du 8 avril 1994, titré : « L’attentat qui a tué deux présidents libère les haines tribales ». Il n’y a même pas de tribu au Rwanda ! Mais le schéma de pensée qui lit l’Afrique en tant qu’agrégat de tribus est l’un des plus répandus en Occident.
Elle évoque aussi un article de La Libre Belgique, paru également le 8 avril, décrivant la « méfiance séculaire » qui règne entre Hutu et Tutsi et évoquant le risque que la mort des présidents rwandais et burundais « ne relance, une fois encore, de cruelles guerres ethniques » dans ces pays.
Ces exemples montrent la tendance suivie par la plupart des articles publiés par les quotidiens des deux pays où peu de papiers proposèrent une analyse profonde des causes de la crise et replaçant les massacres dans leur contexte historique et politique. Raccourcis, simplifications trompeuses ou autres idées reçues ont parsemé le discours de ces journaux.
Cette étude souligne également que même les envoyés spéciaux qui ont décrit correctement le fonctionnement de la « machine à exterminer » mise en œuvre par le pouvoir, ont eu recours presque systématiquement à la dénomination des belligérants par leur seule « identité ethnique », renvoyant alors implicitement à une simple analyse « ethniste » des évènements.
Ce dernier point montre l’importance du langage choisi. Il y a plusieurs façons de nommer les gens et les choses et ce choix participe à donner du sens au fait reporté. Utiliser un mot plutôt qu’un autre pour désigner une personne ou choisir tel adjectif à la place d’un autre pour qualifier un fait est loin d’être insignifiant, il oriente toujours la perception du message. Par exemple, le journaliste parle-t-il de tueries, de massacres ethniques, d’actes de génocide ou de génocide ? La différence peut paraître anodine. Elle influencera pourtant considérablement la façon dont le public et les autorités s’intéresseront à ce fait. Faire l’exercice de trouver quel est le mot juste pour parler de quelqu’un, de quelque chose ou d’un évènement demande au journaliste d’être capable de dépasser les schémas de perception qu’il a intériorisés.
Le sensationnalisme audiovisuel et l’effet CNN
La mise en forme dans laquelle s’intègre une information constitue un autre critère pesant sur la construction d’une information. Le sens que prendra une info dépend de l’angle de traitement choisi, le genre adopté (reportage, témoignage, analyse, investigation,…) ou encore son classement dans une rubrique (faits divers, politique, société, people, …).
Si on prend encore l’exemple de la crise rwandaise, à ses débuts elle n’a pas suscité beaucoup d’intérêt au sein des médias occidentaux, à l’exception, on l’a vu, de la Belgique et de la France. Un évènement va pourtant propulser le Rwanda à l’agenda de la presse internationale, et notamment intéresser les chaînes de télévision qui, jusque-là, n’avaient guère montré d’intérêt pour la question.
Il date pourtant d’après le génocide : c’est l’épidémie de choléra qui va, dès la deuxième moitié du mois de juillet, toucher des milliers de Hutu, réfugiés dans des camps de fortune dans l’Est du Zaïre (actuellement RD Congo). Entassés, sans latrines suffisantes, sans eau potable et sans médicaments, les réfugiés vont mourir au rythme de plusieurs centaines par jour.
Le spectacle de ce cauchemar va tout d’un coup faire de la crise rwandaise une actualité internationale. Jusque-là, les téléspectateurs du monde entier savaient à peine qu’un génocide et une guerre avaient eu lieu.
Ces reportages ne parlent ni du génocide ni de la guerre, si ce n’est pour expliquer les souffrances de ces réfugiés. En effet, peu de ces journalistes audiovisuels possèdent une connaissance suffisante de la situation rwandaise et les analyses historico-politiques ne sont pas vraiment prisées dans ce genre de reportages sensationnalistes.
Les récits proposés donneront dans la surenchère de contenu choc, un flux continu d’images apocalyptiques montrant des réfugiés qui tombent comme des mouches tués par la faim et le choléra.
Cette mise en spectacle médiatique d’une crise humanitaire ne date pas de cette époque. C’est lors de la crise du Biafra au Nigéria, dans les années 1960, que des acteurs du secteur humanitaire ont pour la première fois décidé de faire appel aux médias et en particulier à la télévision pour témoigner des horreurs qu’ils avaient sous les yeux.
En décidant de convoquer les médias, les acteurs humanitaires espèrent mobiliser le public dans le but de lever des fonds en faveur des victimes d’une crise. Le discours doit dès lors faire appel à l’émotion et au sensationnel plutôt qu’à la raison et à la réalité historique.
Les nombreuses images insoutenables venues des camps du Zaïre auront en tout cas l’effet escompté : devant le spectacle de tant de souffrance, le public sera touché et répondra positivement à l’appel aux dons. La communauté internationale (États-Unis et Union européenne) suivra et, selon le principe de « l’effet CNN », ouvrira les cordons de sa bourse pour venir en aide aux réfugiés.
En conclusion
Les choix opérés par les médias dans le traitement d’une information ne sont jamais innocents. Ils déterminent, en partie, ce que nous savons de la réalité du monde mais ils influencent également l’attitude que nous décidons d’adopter face à cette réalité.
Il est clair que si un conflit est présenté comme une manifestation, malheureusement récurrente, d’une haine séculaire opposant deux tribus au fond de l’Afrique, même un public empathique ne pourra ressentir qu’un triste sentiment de fatalité. « Que voulez-vous faire ? On est bien obligé de les laisser à leur triste sort ». Et c’est ce qu’il s’est passé en 1994.
Par contre, si on bombarde ce même public d’images atroces mettant en scène la souffrance d’innocentes victimes, la réaction sera bien différente.
Pour finir, si le caractère génocidaire des massacres de Tutsi du Rwanda en 1994 avait été clairement expliqué à temps par les médias du monde entier, la communauté internationale aurait été mise face à l’obligation d’intervenir pour arrêter les massacres. Malheureusement, cela ne fut pas le cas.
Pour aller plus loin
En théorie :
Sur l’Espace citoyen, voici l’univers des médias expliqué en détails aux jeunes.
En pratique :
Le même Espace citoyen propose également d’approfondir l’approche des médias en offrant un cycle d’animations consacrées à l’écriture journalistique.
L’Association des journalistes professionnels de Belgique propose également l’opération Journalistes en classe qui permet à des journalistes de métier de venir présenter leur profession et ses coulisses dans des classes du secondaire et du supérieur.
En actes :
Pour permettre aux élèves de traduire en actes leur intérêt pour les médias, il est possible de suivre de véritables stages médiatiques grâce à des associations telles que l’Organisation de Jeunesse d’éducation aux médias.